Guillaume Bollée

Les jambes

​Elle s’enfonçait dans la forêt, le plus profondément possible. Elle ne criait pas et marchait vite et droit, à la manière de celle qui sait où elle va. En un sens, c’était son cas, du moins avait-elle un semblant de but, à défaut d’espérance. Elle ne fuyait pas, ne quittait rien ni personne. Non qu’elle ne l’aurait pas souhaité, mais c’était impossible et cela aussi, elle le savait. Accroché en elle, à son corps et à son âme, l’ennemi invisible la suivait, inerte et implacable. Plus que tout, elle aurait voulu l’oublier.

​La semaine qui avait précédé n’avait été qu’un interminable compte à rebours durant lequel les minutes et les heures s’étaient égrenées une à une, comme à travers le goulot étroit d’un sablier. Tout avait lentement tendu vers cette matinée, vers cette seconde inéluctable, à huit heures treize, où l’écran de la salle d’attente avait affiché le numéro inscrit sur le petit papier jaune qu’elle serrait dans le creux de sa main moite. Quand elle s’était levée pour entrer dans le bureau, muette et tremblante, la vie d’avant avait entamé sa dernière minute. Il l’avait accueillie avec le ton cordial et vaguement compatissant qu’elle lui connaissait, celui d’un professionnel rompu à l’art d’annoncer les mauvaises nouvelles. D’un regard, car elle n’aurait pu prononcer un mot, elle lui avait signifié d’en venir au fait. Il lui avait expliqué sans trop de circonvolutions dans quelle catégorie elle se rangeait. Les cas désespérés. Évidemment, il avait accompli cela avec tact et ne lui avait pas révélé les choses si abruptement ; il s’était efforcé d’adoucir  son ton, de relativiser son pronostic, de laisser entrevoir des possibilités, d’être positif même. Mais elle n’avait rien entendu de tout cela. Au moment précis où elle avait compris, une bulle étanche l’avait coupée du monde. Tandis qu’il remuait les lèvres, essayant vainement de lui insuffler un peu d’espoir avec des formules maintes fois répétées au cours de ses nombreuses années de pratique, elle s’était figée dans un autre temps et un autre espace, et avait cessé de ressentir  la moindre émotion et de penser. Sans qu’elle le réalisât pleinement, cela l’avait soulagée de lâcher prise ainsi et de se départir quelques instants de ce poids qui écrasait son estomac depuis tant de jours. Maintenant, elle savait, et curieusement, à ce moment précis, elle n’éprouvait plus rien. À l’extérieur de la bulle, le temps passait et l’action se déroulait, mais pour elle tout était à l’arrêt. Elle aurait voulu pouvoir continuer son existence dans cet état d’anesthésie et d’apesanteur, et tenta de retenir le vide qui l’entourait tel un cocon. Mais quiconque a fait l’exercice qui consiste à s’empêcher de penser en connaît la difficulté, sinon l’impossibilité ; un souvenir agita bientôt son esprit, comme un caillou crevant la surface lisse d’un étang. En l’occurrence, ce n’était pas un souvenir tellement utile, ni même agréable, mais c’est celui qui se manifesta.

​Elle a quatre ans, presque cinq. Son vélo bleu, avec la petite sonnette Donald Duck sur le guidon désormais tordu, git allongé au milieu de la route. La roue irrémédiablement voilée persiste à tourner dans l’air. Des gens accourent vers elle tandis que le chauffeur, en état de panique, cachant sa bouche derrière ses mains dans un geste de désolation, demeure pétrifié. Sa jolie robe, sa préférée, avec les motifs de chats, est maintenant déchirée et tachée, imbibée d’un liquide rouge et poisseux. Autour d’elle, on crie, on se précipite, on lève les bras au ciel, on appelle au secours. Elle ne les entend pas, tout juste perçoit-elle un bourdonnement vague, un tumulte lointain. Et puis elle essaie de se mettre debout, dévoilant la chair déchiquetée et le petit morceau d’ivoire qui sort de sa jambe gauche, semblable à une branche brisée. Son cœur accélère et la bulle éclate, laissant subitement la douleur, le bruit et l’effroi se déchaîner en elle. Elle crie.

Ce matin, dans le bureau du médecin, la bulle n’avait pas tenu davantage et quand elle s’était rompue, l’angoisse, le chagrin et la nausée n’avaient pas non plus perdu une seule seconde pour s’emparer d’elle. Depuis ce moment, dix minutes, ou trente, avaient passé, peut-être même une heure, mais pour elle, le temps avait interrompu sa course. Après avoir roulé un peu, les yeux remplis de larmes, elle avait garé sa voiture sur le bas-côté et était entrée dans la forêt.

Maintenant, elle avançait rapidement, s’efforçant d’évacuer dans sa foulée toutes les forces qui restaient en elle. La rage, la peur et une lancinante incrédulité, il y avait un peu de tout cela dans chaque pas qu’elle faisait. Peut-être poursuivait-elle un mirage, l’illusion de s’éloigner. Ou peut-être entrevoyait-elle une manière de faire réapparaître la bulle, au moyen d’une danse incantatoire en ligne droite à travers la forêt. L’un ou l’autre, cela pouvait paraître maigre comme ambition, mais il est des circonstances qui poussent à réviser les attentes à la baisse, surtout lorsque lesdites circonstances ont chassé tout espoir.

​La saccade de ses pieds sur les feuilles mortes évoquait le métronome de son grand-père, posé sur le piano en ébène. Elle se dit qu’elle aurait aimé être en train de jouer, plutôt que de marcher ainsi dans les bois. Ses doigts auraient couru sur les touches du clavier et la musique, tel un vent puissant, aurait étouffé la tempête qui se déchainait dans sa tête. Elle aurait joué des heures, jusqu’à être vidée de toute énergie et de toute pensée. Elle songea qu’un jour, sans doute pas si lointain, elle jouerait du piano pour la dernière fois et se demanda si cela arriverait bientôt.

Combien d’heures, combien de pièces lui restait-il ? Saurait-elle quand ce serait la dernière ? La choisirait-elle en connaissance de cause ?

​Elle prit une inspiration et accéléra encore la cadence de ses pas, puis ses pensées se portèrent vers ses jambes. Elle n’était pas orgueilleuse, mais elle les aimait bien, comme de vieilles amies avec qui on a partagé de nombreuses étapes de notre vie. Musclées et élancées, elles plaisaient aux hommes, elle ne l’ignorait pas. Mais ce qui lui plaisait à elle, c’était leur vélocité, leur endurance, leur abnégation, leur entêtement même, leur capacité, peut-être plus grande encore que celle de la tête qui les dirigeait, à dire oui quand le monde disait non, à ne jamais renoncer. Elle songea qu’elle ne savait finalement plus très bien qui de ses jambes ou de son cerveau commandait.

Un autre souvenir refit surface : la fin du marathon, après plus de quarante kilomètres de course dans une moiteur insoutenable qui avait déjà terrassé la moitié des coureuses. Les Kenyanes et la Hongroise, loin devant, emportant son rêve. Quatre kilomètres plus tôt, elle a failli abandonner quand elles se sont détachées d’elle. Trop de souffrances et plus d’espoir, le dégoût et l’envie d’en finir. Mais ses jambes se sont obstinées, comme des soldats refusant de capituler, décidés à combattre jusqu’au dernier sang. Alors elle a continué à courir, tel un automate. Après un kilomètre, elle s’est sentie mieux, puis vraiment bien, légère et même éthérée. Maintenant, elle entre dans le stade olympique. Un état de transe l’envahit, elle accélère. Les tribunes remplies, les supporters qui agitent des drapeaux, qui hurlent, qui chantent, qui applaudissent, tout cela s’efface. Ses jambes dévorent inexorablement la piste, elle dépasse la Hongroise puis les Kenyanes. C’est impensable, mais elle ne pense plus, et quand elle franchit la ligne d’arrivée, elle réalise à peine ce qui vient de se passer. Lorsque la bulle s’évanouit, elle est submergée d’un seul coup par le poids de la médaille que l’on a mis autour de son cou et les ultimes notes de l’hymne national qui se termine déjà. Elle est fière, heureuse et invulnérable, et ses yeux brillent. Elle rit.

​Soudain, dans la forêt, elle s’arrêta, haletante. Elle observa longuement ses jambes, puis passa doucement son doigt sur la cicatrice blanche en zigzag qui ornait son tibia. Le calme était revenu en elle. Comme pénétrée d’une acuité inédite, elle entendait distinctement les cris des oiseaux et les moindres bruits de la forêt, sentait le vent tiède sur ses joues, et percevait les battements de son cœur et le sang qui circulait en elle. Soudain, alors qu’elle ne s’y attendait pas, une bouffée chaude et revigorante l’enveloppa, semblable à une langue de feu. Il était dix heures sept quand elle sut qu’elle ne mourrait pas. Elle ignorait encore comment et pourquoi, mais elle en était certaine : elle vivrait.